L’école est souvent présentée comme un lieu d’émancipation, où chacun, quel que soit son milieu d’origine, peut réussir “s’il s’en donne les moyens”. Cette promesse méritocratique continue de structurer notre système éducatif. Mais est-elle encore crédible, à l’heure où les inégalités scolaires explosent ? Et si, comme le pensait Pierre Bourdieu, l’école était aussi – et surtout – un puissant instrument de reproduction sociale ?
L’école et les inégalités sociales : un vieux problème toujours d’actualité
Dans les années 1970, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron publient La Reproduction, un ouvrage décisif. Ils y expliquent que l’école valorise les codes culturels des classes dominantes, sous couvert de neutralité. Le langage, les références, la posture attendue… Tout cela est déjà connu des enfants favorisés. Les autres doivent apprendre ces codes en plus du reste.
“Ce que l’école nomme ‘talent’ ou ‘mérite’ est souvent l’intériorisation des règles du jeu social par les classes dominantes.” – Pierre Bourdieu
Le constat reste tristement actuel. En France, un élève d’origine modeste a 4 à 5 fois moins de chances d’atteindre un master qu’un enfant de cadre, selon les dernières études de l’Insee. Le rêve méritocratique s’effrite.
Une école à deux vitesses à l’ère du numérique
La pandémie de Covid-19 a mis en lumière une fracture déjà bien installée : la fracture numérique. Certains enfants avaient un ordinateur, une chambre, un soutien parental. D’autres partageaient un téléphone à trois dans un appartement exigu. L’école à distance a mis au jour, sans fard, les inégalités invisibles.
Ajoutons à cela le poids croissant des devoirs à la maison, les écarts d’accès aux cours particuliers, ou encore la pression des grandes écoles : l’école française reste parmi les plus inégalitaires d’Europe, selon les classements PISA.
Ivan Illich : et si l’école était le problème ?
De son côté, Ivan Illich, penseur radical des années 1970, proposait dans Une société sans école une critique encore plus profonde. Pour lui, l’école :
- Enferme l’apprentissage dans une institution bureaucratique.
- Dépossède les individus de leur autonomie à apprendre.
- Instaure une dépendance aux diplômes et à la validation par l’autorité.
Illich rêvait d’une société où l’apprentissage serait libre, ouvert, décentralisé : une sorte de “Wikipedia vivant” avant l’heure, fondé sur l’échange de compétences, l’expérience, et la liberté.
Dans un monde hyperconnecté, son idée n’a jamais été aussi pertinente. Plateformes en ligne, tutos, MOOCs, forums : les savoirs circulent désormais hors de l’école. Mais cette liberté reste réservée à ceux qui savent déjà s’en emparer.
Une école à réinventer
La question n’est pas de supprimer l’école. Mais de s’interroger : quelle école voulons-nous pour demain ?
- Une école qui reproduit les hiérarchies sociales, ou qui les combat ?
- Une école du classement et de la sélection, ou de la coopération et de l’émancipation ?
- Une école qui forme des élèves à répondre à des QCM, ou à penser par eux-mêmes dans un monde incertain ?
Aujourd’hui, face aux défis écologiques, sociaux et technologiques, l’enjeu est immense. Il s’agit de construire une école juste, inclusive, et réellement démocratique — pas seulement en paroles, mais dans les faits.