L’ARTISANAT COMME OBJET SOCIOLOGIQUE
Relativement à l’immense tradition de la sociologie du travail dans l’industrie ou les services, les enquêtes ayant pour objet l’artisanat ou certains de ses « métiers » sont finalement assez peu nombreuses en France. Cette situation est probablement à mettre en rapport d’une part avec la caricature habituelle de l’artisan poujadiste qui a vraisemblablement contribué à écarter les chercheurs de cette population, et d’autre part avec le difficile développement de la « sociologie des professions » de tradition anglo-saxonne dans notre pays.
Peu nombreuses après une courte période féconde au tournant des années 1970-1980, les enquêtes contemporaines concernant l’artisanat et relevant de la sociologie qualitative ou d’une démarche anthropologique forment un corpus plutôt famélique. On peut évoquer les travaux d’A. Monjaret (Monjaret, 1998), à propos des modistes et ceux d’O. Schwint (Schwint, 2002), sur des menuisers-ébénistes vosgiens, mais ces ethnographies concernent deux cas d’artisanat manufacturier, l’atelier y étant largement vu comme un envers symbolique de l’usine, presque un « paradis perdu » au regard du mode de production industriel. Pour ce qui est de l’analyse plus globale de l’artisanat comme objet sociologique, des travaux désormais classiques, notamment ceux de C. Jaeger (Jaeger, 1984) et de B. Zarca (Zarca, 1979, 1986 et 1987) ont surtout alimenté mes premières investigations.
Il y a presque trente ans, Zarca identifiait les deux « dimensions principales » de l’artisanat (Zarca, 1979) : a.) Capital économique : valeur du capital fixe productif de l’entreprise, outils de travail, salariés. b.) Capital spécifique : technique, habileté mais aussi « culture du métier » que l’on trouvera chez les héritiers (rationalité professionnelle) et plus encore les compagnons (la proximité plus ou moins grande avec le monde du compagnonnage assurant un bénéfice considérable dans toutes les formes du capital spécifique).
Toutefois, une autre forme de capital culturel, entendu cette fois au sens général, non-spécifique, scolaire et légitime, entre à présent dans le jeu avec l’inflexion du contexte local, du recrutement social des artisans et du régime d’action dans lesquels ils s’inscrivent. Ainsi, sur les terrains que j’arpente, le niveau de langue, la « tenue » (au sens goffmanien) ou l’hexis corporelle sont parfois loin du modèle « traditionnel », et participent d’une capacité à « se vendre », élément de la plus haute importance dans le travail indépendant en marché ouvert (Perrenoud, 2007a), probablement plus que ne l’ont mesuré les études existantes sur l’artisanat.
Écartant l’artisan-commerçant qui exerce en boutique, j’ai choisi de m’intéresser à quelques activités généralement regroupées y compris de manière endogène sous l’appellation générique de « bâtiment », parce qu’elles sont en rapport direct avec la question du territoire et de l’habitat (type de clientèle, types de chantiers construction, rénovation, gros uvre, finition , matériaux, volumes, surfaces), et qu’elles mettent en jeu à la fois de grandes disparités dans la distribution des différentes formes de capital, une dimension de « représentation publique » puisqu’on doit chercher des contrats, se déplacer chez les clients ou les recevoir chez soi Avec toute une mise en scène de la professionnalité : « Je peux…, négocier sur des sommes et des responsabilités importantes, des chantiers qui peuvent durer et permettent de travailler soit seul soit en équipe, déclaré ou « au noir »… autant de points qui sont susceptibles de générer des distinctions importantes et méritent d’être examinés attentivement par l’ethnographe, en particulier dans le contexte de mutation qui prévaut aujourd’hui sur mon terrain.
Ainsi, l’approche de la gentrification rurale par le biais de l’artisanat me semble à même de croiser les problématiques de la production (conditions économiques et sociales de la mutation) et de la consommation (nouvelles populations), et l’étude de l’artisanat dans un processus de gentrification permet par la spécificité du contexte et les enjeux particuliers que celui-ci fait émerger, de rendre à l’analyse de l’activité professionnelle toute sa profondeur anthropologique